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«La théorie des aubergines»,
une façon de faire un pied de nez à tous les mépris

By octobre 25, 2021 Actu

Second roman de l’autrice Leila Bahsaïn, «La Théorie des aubergines» vient d’être sélectionné pour le Prix de la Littérature arabe. Créé en 2013 par la Fondation Jean-Luc Lagardère et l’Institut du monde arabe, il s’agit de la seule récompense française distinguant la création littéraire arabe. À cette occasion, nous sommes partis à sa rencontre.

 

 

«J’ai une réelle tendresse pour la sagesse populaire et le bon sens des gens modestes. Loin des «grandes théories», la théorie des aubergines est ma manière de leur rendre hommage»

 

Pouvez-vous revenir en quelques mots sur votre parcours?
J’ai toujours su que je voulais faire de l’écriture mon métier. Dans le Maroc de mon enfance, il y avait très peu de lieux d’accès aux livres. Ecrivain, on ne pensait pas que cela pouvait être un métier. Dès lors, une idée qui me rassurait était de tout absorber ; vivre, travailler, pour mieux servir l’écriture. J’ai donc fait l’ISCAE à Casablanca puis un Master 2 en management à Besançon où je vis encore aujourd’hui. Mais je suis toujours restée fidèle à ma passion pour l’écriture. Pendant plusieurs années, j’ai exercé divers métiers tout en écrivant le soir. J’ai écrit des nouvelles, parfois primées et publiées. Puis mon premier roman, «Le Ciel sous nos pas» est paru aux éditions Albin Michel en 2019. Le deuxième, «La Théorie des aubergines», est sorti le 3 mars de cette année en librairie, toujours chez Albin Michel.

«La théorie des aubergines» est votre second roman, quelle est sa genèse?
Bien qu’il s’agisse d’une fiction, ce roman puise son origine dans mes expériences de travail. J’ai exercé comme conseillère en insertion. Mes activités de bénévole dans le monde associatif m’ont beaucoup inspirée aussi. Derrière les apparences trompeuses d’une personne fragilisée par les revers de la vie, il m’est souvent arrivé de découvrir un parcours ou une personnalité d’une grandeur humaine remarquable. Le regard des autres, quand il s’arrête aux apparences, peut être cruel et méprisant. Cette fiction est peut-être ma façon de faire un pied de nez à tous les mépris.

Quelles sont les principales thématiques abordées?
Ce roman-là raconte l’histoire de Dija, une rédactrice en agence de communication qui après avoir subi un licenciement va rejoindre une cuisine d’insertion où sont réunies des personnes malmenées par la vie… De nombreuses questions sociales traversent en filigrane cette histoire : la souffrance au travail, la réinsertion, l’intégration… Et je crois que le mépris est au cœur de la thématique de ce roman. Qu’il s’agisse d’un mépris de race ou d’un mépris de classe, tous les mépris fonctionnent de la même manière, ils mésestiment l’autre, le rabaissent puis le disqualifient.

Pourquoi avoir choisi l’univers de la cuisine pour votre fiction?
J’aurai pu réunir mes personnages dans un atelier de couture ou une brocante mais la cuisine m’a semblé un prétexte à la hauteur de la magnanimité que je voulais mettre à l’honneur dans ce livre. D’autant plus qu’il me fallait adoucir la brutalité des histoires de vie de ces âmes brisées. Dans une cuisine, on nourrit l’autre, et on se nourrit de lui. Mes personnages ont, à un moment donné de leur parcours, perdu le sens. Et il existe évidement une double acception de ce mot. Personnellement, j’entretiens un lien fort avec les deux facettes de cette histoire ; celle de l’insertion où j’ai travaillé ; et celle de l’art culinaire qui tient une place importante dans ma vie. La cuisine est un langage. C’est peut-être pour cela qu’elle a toujours inspiré les écrivains, Colette, Alexandre Dumas, Proust…. Ma narratrice, Dija, dit que «la cuisine est semblable à l’écriture, elle est capable de majorer l’existence et d’exhumer les scènes, les sensations des jours évadés». Écrire c’est cuisiner la langue.

Quelles sont vos principales sources d’inspiration?
L’impermanence des choses, les moments de bascule, de crise, m’inspirent beaucoup.J’aime observer à la loupe les paradoxes de «l’homme de la mondialisation». Plus globalement, c’est l’autre qui m’inspire. Que je le connaisse ou pas. Quand je croise une personne sur mon chemin, il m’arrive d’imaginer sa vie au-delà de ce qui en paraît. Quels chagrins, quels éclats de joie ont secoué son visage?…

La quatrième de couverture précise qu’il s’agit d’une recette de bonheur pour les temps difficiles, pouvez-vous nous en dire plus?
Peut-être est-ce dû au fait que malgré les difficultés que traversent mes personnages, l’ambiance chaleureuse de la cuisine d’insertion qui les réunit insuffle des moments de simplicité joyeuse. Malgré l’adversité, l’histoire de ces «Gens dans la cuisine» est optimiste. Car l’optimisme n’est pas la naïveté. C’est être lucide sur la réalité et sa difficulté mais faire le choix d’un élan de vie constructif et résilient. Pour moi, l’optimisme est le dernier recours des perdants. Et la littérature, un triomphe pour les méprisés.

Qu’est-ce que vous avez souhaité évoquer aux lecteurs?
L’appel constant à la performance m’a donné envie de m’attarder sur les fêlures personnelles et ce qui se joue aussi dans nos rapports au monde du travail. Et comment la solidarité peut être une réponse à nos aspirations individuelles. J’ai une réelle tendresse pour la sagesse populaire et le bon sens des gens modestes. Loin des « grandes théories », la théorie des aubergines est ma manière de leur rendre hommage.

Considérez-vous votre roman comme une œuvre sociale?
Oui, si l’on considère l’impact majeur de la société et des enjeux contemporains, et en particulier ceux liés au monde économique, sur la trajectoire individuelle de mes personnages. En fait, j’ai eu envie de construire un roman social à la manière d’un trompe-l’œil. Puisque certains thèmes ne peuvent être abordés sans crispation, mon idée était de dire : «Venez, on va passer un moment chaleureux et sympathique dans une cuisine, et en même temps, mettre les pieds dans le plat et aborder les sujets qui nous contrarient…»

Selon vous, qu’est-ce qui a particulièrement séduit les organisateurs du Prix de la littérature arabe ? Que représente pour vous cette nomination?
La littérature est une affaire de sensibilité. La magie de ce qui fait que les mots résonnent a ses mystères.Quand j’écris, je ne pense pas à la question de la publication et encore moins à celle des prix. Lorsque le livre paraît, être reconnue, consacrée par un jury d’écrivains ou de lecteurs est un très beau cadeau! J’y puise de l’énergie pour mes projets d’écriture.

Avez-vous d’autres projets littéraires?
L’écriture est pour moi une activité vitale. J’ai donc toujours un texte en cours d’écriture. Je ne peux pas faire autrement. Mes projets tournent autour de ce besoin de continuer, tout simplement. Ecrire des textes, les offrir à l’autre que je ne connais pas. Tous ceux qui acceptent d’embarquer dans mon monde. Si mon texte pouvait les aider, les divertir, les consoler ou les émouvoir, alors cela m’apporterait une satisfaction.

 

La cuisine est un langage. C’est peut-être pour cela qu’elle a toujours inspiré les écrivains, Colette, Alexandre Dumas, Proust…. Ma narratrice, Dija, dit que «la cuisine est semblable à l’écriture, elle est capable de majorer l’existence et d’exhumer les scènes, les sensations des jours évadés». Écrire c’est cuisiner la langue.