Ma lettre aux Européens
Du 6 au 9 juin prochain, les Européens vont élire leur Parlement pour cinq ans. Dans la foulée, une nouvelle Commission sera mise en place à Bruxelles. C’est un moment très important de la vie démocratique du continent. Par ses décisions et ses réglementations, l’Europe influe sur notre vie quotidienne comme sur l’économie. Ses décisions ont, et auront, un impact fort sur de nombreux secteurs d’activité, à commencer par celui de l’industrie automobile dont je suis l’un des représentants. Et ce sont les députés élus qui arbitreront et valideront les choix les plus importants des années à venir.
Soyons clair : je suis un européen convaincu, j’ai exercé des responsabilités dans plusieurs pays européens, en Allemagne, en Belgique, en Espagne, en France et en Italie. Je crois dur comme fer au futur de l’industrie automobile européenne. Celle-ci s’est lancée à fond dans la transition énergétique.
Mais cet engagement massif (250 milliards d’euros) nécessite la mise en place d’un cadre clair et stable.
Si je souhaite faire entendre ma voix, à la veille des débats qui vont nourrir la campagne électorale, ce n’est pas pour faire de la politique mais pour contribuer à choisir la bonne politique. Celle qui permettra à nos entreprises de faire face à tous les défis technologiques et géopolitiques du moment. Pour y parvenir, je crois aux efforts communs, aux partenariats entre secteur public et secteur privé. Avec Airbus, l’Europe a déjà connu le meilleur. En multipliant les coopérations, notre industrie empruntera la route du renouveau.
Luca de Meo
CEO, Renault Group
Mars 2024
LE DIAGNOSTIC
Pilier de l’économie européenne, l’industrie automobile est menacée par l’offensive des voitures électriques chinoises.
L’industrie automobile emploie 13 millions de personnes en Europe, soit 7% des salariés et 8% des ouvriers européens. Des chiffres en ligne avec son poids économique qui représente 8% du PNB européen. C’est une industrie qui exporte plus qu’elle n’importe puisqu’elle dégage un excédent commercial entre l’Europe et le reste du monde de 102 milliards d’euros (1). A peu de choses près, l’équivalent du déficit commercial de la France en 2023 (105 milliards d’euros). Elle innove et investit beaucoup. Son budget de recherche et développement représente 59 milliards d’euros (17% des dépenses totales de R&D, secteur public inclus, 26% des dépenses de la seule industrie), ses investissements pèsent pour 1/3 des investissements du continent. Sans l’industrie automobile, l’Europe serait distancée dans la course à l’innovation : le pourcentage du produit intérieur brut consacré à la R&D tomberait au-dessous de 2%, l’écart avec les États-Unis (3,4% en 2021) deviendrait abyssal. Au quotidien, l’automobile affiche sa prédominance sur tous les autres modes de transport (80% des passagers et des marchandises transportés par kilomètre). Une tendance stable jusqu’en 2040 d’après les études. Et elle constitue une source de revenus très importante pour les Etats : 392 milliards d’euros (plus de 20% des recettes fiscales de l’Union européenne).
Mais les symptômes d’un affaiblissement, préoccupant si on ne fait rien pour l’enrayer, se multiplient.
En premier lieu, le centre de gravité du marché mondial de l’automobile s’est déplacé vers l’Asie. 51,6% des voitures particulières neuves sont vendues dans cette partie du monde. C’est deux fois plus que dans les Amérique du nord et du sud réunies (23,7%) et qu’en Europe (19,5%).
Les modèles électrifiés (voitures électriques et hybrides rechargeables) ont pris le leadership avec 14% des ventes mondiales (3). Sur le segment des véhicules 100% électriques, la Chine effectue une percée rapide. Confortée par son énorme marché intérieur (8,5 millions de voitures électriques vendues en 2023, selon l’association chinoise des voitures particulières, soit 60% des ventes mondiales totales), elle a déjà pris une part de marché proche de 4% en Europe en 2022.
En 2023, environ 35% des voitures électriques exportées dans le monde étaient chinoises. Conséquence logique : les importations européennes en provenance de Chine ont été multipliées par 5 depuis 2017. Ça a contribué à ce que le déficit des échanges entre l’Europe et la Chine augmente brutalement :il a doublé entre 2020 et 2022, s’approchant de 400 milliards d’euros !
Les marques qui ont exporté le plus au premier semestre 2023 sont MG et BYD. S’y ajoute Tesla qui expédie des modèles Y fabriqués dans son usine de Shanghai vers l’Europe.
La transformation vers l’électrique, un immense défi qui bouleverse l’industrie en profondeur
Pendant 140 années, la chaîne de valeur de la construction automobile n’a pas ou peu changé. Il fallait compter 4 à 5 ans pour développer un modèle et 7 à 8 ans pour le fabriquer et le vendre.
Les révolutions en cours font émerger au moins quatre nouvelles chaînes
de valeur : la voiture électrique, le software, la mobilité (y compris les services financiers et énergétiques) et l’économie circulaire. Il en résulte un doublement du périmètre de business potentiel : une opportunité pour l’industrie estimée à 200 milliards de dollars sur le périmètre géographique de Renault.
Pour les constructeurs ce sont autant de nouvelles disciplines à maîtriser, chacune avec ses propres règles et son potentiel de business. Conséquence : le nouveau monde l’automobile exige une approche horizontale et écosystémique.
La pression est forte pour les acteurs européens du secteur. Dans la bataille pour le développement durable, ils relèvent six défis simultanément :
6 défis à relever
– La décarbonation. Ils doivent ramener les émissions des véhicules à zéro en Europe d’ici 2035. Aucune autre industrie n’est soumise à une telle ambition. Cela implique des investissements considérables: 252 milliards d’euros engagés entre 2022 et 2024 par les constructeurs européens (4).
– La révolution digitale. Dans cette industrie de hardware, la valeur proviendra de plus en plus du software (20% du coût d’une voiture en 2022). Une valeur qui devrait doubler d’ici à 2030 pour atteindre 40%. Le marché du software dédié à la mobilité devrait tripler d’ici 2030 pour atteindre plus de 100 milliards de dollars.
– Les réglementations. On en dénombre entre 8 et 10 par an. On demande aux voitures d’être plus sophistiquées et plus sobres tout en les rendant moins chères. Les exigences environnementales et sociales se traduisent par une foule de tests et de contrôles à passer, de normes nouvelles à respecter. Ce qui a déjà produit un effet totalement contre-productif : les véhicules particuliers sont devenus plus lourds de 60% en moyenne. Depuis les années quatre-vingt- dix, cette politique favorise objectivement les modèles premium et défavorise les modèles populaires. Pour s’adapter à ces contraintes, les constructeurs ont non seulement délocalisé leur production (40% d’emplois perdus en France, même tendance en Italie), mais ils ont aussi vendu leurs voitures plus cher (+50%) (5) . Du coup, l’âge du parc automobile vieillit dangereusement. Il est passé de 7 à 12 ans (6) . Le bilan CO2 global est négatif : les émissions des fourgonnettes sont celles qui ont progressé le plus rapidement (+45% depuis 1990) (7) .
– La volatilité technologique. Les nouvelles technologies consomment énormément de cash. Comptez 1 à 3 milliards d’euros pour créer une «gigafactory» qui peut être obsolète quelques années plus tard, voire, pire, avant d’être inaugurée. Car la technologie des batteries est très loin d’être stabilisée : les innovations se succèdent encore à une cadence rapide.
– La volatilité des prix. Les cours des «Critical Raw Materials» (CRM), les matières premières critiques, évoluent de façon totalement folle. Exemple : en deux ans le prix du lithium a été multiplié par douze puis divisé par deux ! Et pour cause, à la différence du pétrole administré par l’OPEP, aucun organisme ne gère ces marchés. Pas étonnant que ces matières représentent maintenant une part considérable du coût d’une voiture. A lui seul, le prix du lithium contenu dans une batterie moyenne équivaut à celui d’un moteur thermique.
– La formation des salariés. 25 millions des emplois industriels totaux sont impactés par les deux transitions, digitale et environnementale. Autant de personnes qu’il va falloir former rapidement. Cela concerne l’automobile mais aussi tous les secteurs qui travaillent autour d’elle. Sans compter l’ensemble de la chaîne de la valeur (extraction minière, économie circulaire). En France, la filière des moteurs thermiques représente 50.000 emplois (estimation 2019). Autant de personnes qui vont devoir être formées à de nouvelles compétences. Dans le même temps, 8.000 nouveaux emplois seront créés dans la filière électrique et 4.000 côté software. À l’échelle de l’Europe, 500.000 emplois sont concernés par la transition dans la filière thermique et 120.000 nouveaux emplois vont être créés. En outre, 800.000 salariés vont devoir être formés d’ici 2025 pour faire face aux besoins en main d’œuvre du secteur des fabricants de batteries.
Une compétition déséquilibrée: les Américains stimulent, les Chinois planifient, les Européens réglementent
Dans une économie ouverte, la compétitivité se mesure aux avantages comparés des différents acteurs. Un constat s’impose: produire en Europe coûte plus cher. Une voiture du segment C «made in China» bénéficie d’un avantage coût de 6 à 7.000 euros (environ 25% du prix total) par rapport à un modèle européen équivalent.
Côté financements, la Chine octroierait plus, et plus vite, de subventions à ses industriels (d’après un rapport de Polytechnique, cela représenterait entre 110 et 160 milliards d’euros jusqu’à 2022). Grâce au programme IRA (Inflation Reduction Act) promulgué en août 2022, les États-Unis ont injecté 387 milliards d’euros principalement sous forme de crédits d’impôts dans leur économie. Dans ce cadre, des crédits d’impôts de 40 milliards de dollars ont été accordés pour développer les technologies manufacturières vertes (8). Un dispositif qui n’existe pas en Europe.
Côté compte d’exploitation, les coûts de l’énergie sont deux fois plus bas en Chine et trois fois plus bas aux États-Unis qu’en Europe. Quant aux coûts salariaux, ils sont 40% plus élevés en Europe qu’en Chine.
Dans la bataille mondiale de la voiture électrique, trois stratégies radicalement différentes s’affrontent :
1) La Chine a misé sur une stratégie industrielle ambitieuse et volontariste
– Dès 2012, le gouvernement de Pékin a décidé de mettre l’accent sur la voiture électrique. Son objectif affiché est que son industrie automobile devienne dominante sur le plan mondial.
– Pour y parvenir, elle aurait mis en place une succession de réglementations incitant les constructeurs à améliorer les performances de leurs modèles et à stimuler leurs ventes. Laissant entrer sur ce marché toutes les entreprises qui le souhaitent, elle entretient aussi une concurrence darwinienne entre elles. Celles qui survivront seront forcément très puissantes.
– La Chine aurait également investi massivement dans tous les secteurs impliqués dans le cycle de vie de la voiture électrique, de l’extraction des métaux rares au recyclage des batteries.
– Elle aurait favorisé la définition de standards communs, permettant à la fois de garantir la souveraineté (incitation à mettre à niveau des acteurs locaux pour des achats) et la compétitivité (ticket d’entrée inférieur car les constructeurs utilisent des ressources et des technologies déjà développées).
– Elle aurait déployé tout un arsenal d’arguments pour inciter les constructeurs étrangers à passer des accords de partenariats ( joint-ventures, transferts de technologie par exemple) avec leurs homologues locaux.
– Enfin le gouvernement, les banques et les institutions financières, endosseraient généreusement le risque des start-ups (93% perdent de l’argent).
Cette stratégie porte ses fruits: la Chine dispose aujourd’hui d’un avantage concurrentiel majeur sur toute le chaîne de valeur du véhicule électrique. Elle contrôle 75% de la capacité mondiale de production des batteries, 80 à 90% du raffinage des matériaux et 50% des mines d’exploitation des métaux rares.
2) Les États-Unis jouent la carte de la stimulation
Le programme IRA (387 milliards d’euros) favorise les investissements. Il a mis l’accent sur la voiture électrique : seuls les modèles assemblés et faisant appel à des contenus locaux aux États-Unis sont éligibles aux subventions à l’achat, ce qui dynamise les ventes.
-Grâceàl’IRA,l’Amériquemusclesonoutilindustriel: lacapacitédesgigafactories de batteries qui seront terminées d’ici à 2030 est passée de 700 Gigawatt/heure en juillet 2002 à 1,2 térawatt/heure en juillet 2023.
– De plus ces usines coûtent nettement moins cher. Avant l’IRA, un Gigawatt/ heure nécessitait un investissement de 90 millions de dollars. Ce chiffre est tombé à 60 millions de dollars. En ligne avec celui de la Chine quand l’Europe reste à un niveau plus élevé : 80 millions par Gigawatt/heure
3) L’Europe réglemente massivement
C’est un véritable empilement de normes et de règles qui se prépare sur le vieux continent. En moyenne, huit à dix nouvelles réglementations seront mises en place chaque année par les différentes directions de la Commission européenne d’ici 2030 (12) . Et cela sans qu’un organisme ne valide le calendrier de leur publication. Une situation très pénalisante pour les entreprises qui sont souvent prises à la gorge pour s’adapter aux calendriers très serrés d’application de ces nouvelles règles et qui doivent mobiliser de grosses ressources en ingénierie ( jusqu’à 25% d’un département de R&D) pour étudier leur application.
Ce fardeau réglementaire vise à faire de l’Europe un champion de la protection de l’environnement avec l’espoir que ce sera un facteur de progrès social pour tous sur la planète. L’ennui c’est que les autres blocs tardent à suivre cette voie. Ce qui, par contrecoup, pénalise la compétitivité des entreprises européennes. Dans ces conditions, l’Europe fait face à une équation compliquée. Elle devrait protéger son marché mais elle est dépendante de la Chine pour ses approvisionnements en lithium, en nickel ou en cobalt, ou de Taïwan pour ses semiconducteurs. Son intérêt est aussi d’apprendre des constructeurs chinois qui ont une génération d’avance dans le domaine des performances et des coûts de la voiture électrique (autonomie, temps de charge, réseau de recharge…), du software et de la vitesse de développement des nouveaux modèles (1,5 à 2 ans versus 3 à 5 ans). La relation avec la Chine devra être gérée. Leur fermer complètement la porte serait la plus mauvaise des réponses.
RECOMMANDATIONS POUR UNE INDUSTRIE EUROPÉENNE COMPÉTITIVE ET DÉCARBONÉE
L’industrie automobile européenne est mobilisée. Mais elle a un besoin urgent : que l’Union Européenne mette en place les conditions nécessaires à l’émergence d’un véritable écosystème de la mobilité décarbonée.
Voici des propositions concrètes pour passer à l’action.
1) Définir une stratégie industrielle européenne dont l’automobile devra être l’un des piliers. Ce secteur représente en effet plus d’1/3 de l’industrie totale de l’Union européenne. Un cadre réglementaire stable dans son contour mais évolutif dans son contenu, doit être mis en place dans toute l’Europe en suivant l’exemple du modèle chinois. Il est essentiel de créer les conditions favorables à l’émergence de nouveaux Airbus européens dans les technologies clé.
2) Mettre toutes les parties prenantes autour de la table pour élaborer cette stratégie : scientifiques, industriels, associations, syndicats et ONG.
3) En finir avec le système actuel d’empilement des normes, la fixation d’échéances et la distribution d’amendes. Pour les nouveaux « types » (nouveaux modèles, nouvelles technologies), il est indispensable de revoir le calendrier des normes programmées pour les 6 prochaines années. Nous préconisons la création d’un point de passage unique, un organisme contrôlant et évaluant toutes les réglementations, leur impact direct et indirect, leur interaction avec d’autres normes, avant qu’elles ne soient imposées aux acteurs industriels.
4) Adopter une approche horizontale et non plus seulement verticale. Le produit final (la voiture) et les technologies ne peuvent pas être les seules dimensions prises en compte. Pour accélérer l’usage des véhicules électriques, il convient, par exemple, de s’assurer que l’énergie utilisée soit décarbonée et livrée en quantité suffisante.
5) Rebâtir des capacités d’approvisionnements en matières premières et en composants électroniques, développer l’expertise en software et se doter d’une souveraineté européenne dans le cloud. On pourrait par exemple créer une plateforme européenne d’achats de matières premières critiques (à l’exemple de ce qui a été fait pour le gaz ou les vaccins anti-Covid). La gestion des stocks des différents acteurs pourrait être également mutualisée.
6) À côté de la Chine qui veut dominer le monde et des États-Unis qui protègent leur terrain de jeu, l’Europe doit inventer un modèle hybride. Cela suppose de commencer par une approche défensive, afin de garantir les conditions d’un bon démarrage, et, dans un deuxième temps, de repartir à la conquête des marchés mondiaux.
7) L’industrie automobile ne remet pas en cause le « Green deal » et la nécessité de décarboner les mobilités. Elle le prouve en investissant 252 milliards d’euros dans cette transition. Mais elle demande que l’on repense les conditions dans lesquelles cette stratégie globale est mise en œuvre.
Comment ? Nous proposons plusieurs mesures pour avancer dans cette direction :
Adopter un principe de neutralité technologique et scientifique ; concrètement cela veut dire que l’on cesse de dicter des choix « technologiques » aux industriels. On peut leur dicter les objectifs à atteindre mais pas « comment » y parvenir. L’Europe avait adopté ce principe jusque-là mais il a été abandonné, hélas, pour la transition de l’industrie automobile. La solution des e-fuels, très prometteuse, devrait par exemple être explorée. Proposition : mesurons l’impact d’une voiture sur l’ensemble de son cycle de vie, des débuts de son assemblage à son envoi à la casse et au recyclage. Et non pas sur sa seule consommation énergétique à l’usage. Ce sera stimulant pour les ingénieurs et cela augmentera nos chances de succès face à la Chine et aux États-Unis. On inventerait ainsi un chemin européen.
Associer les 200 plus grandes villes à la stratégie européenne de décarbonation de l’automobile. Avec elles, des gains plus rapides et plus tangibles pour les citoyens. Car elles peuvent, par exemple, agir sur les systèmes de gestion du trafic, la fiscalité locale et l’accès aux zones urbaines des voitures.
Une piste : n’autoriser que les petites voitures et les petits vans électriques ou roulant à l’hydrogène ainsi que les voitures bénéficiant des homologations les plus récentes à entrer sans payer dans les villes. D’où l’importance de travailler avec leurs maires. Si toutes les villes adoptent simultanément les mêmes mesures cela entraînera mécaniquement un effet d’échelle vertueux pour l’industrie : son marché sera plus grand.
Instaurer une sorte de « Ligue des champions » industrielle à travers un système de bonus-malus en récompensant les champions et en pénalisant les acteurs qui ne jouent pas le jeu, quel que soit leur secteur. Il est essentiel que le système ne soit pas seulement punitif.
Créer des zones économiques vertes s’inspirant des zones économiques spéciales de la Chine. Elles concentreront les subventions et les investissements industriels ; la fiscalité et les charges salariales y seront abaissées pendant dix ans ; les gains sur les capitaux investis par le système financier seront détaxés. Selon des modalités à définir, une défiscalisation des dividendes des investissements effectués dans une zone verte pourrait être mise en place. Renault a donné l’exemple avec la création d’ElectriCity en juin 2021 dans le nord de la France. Il s’agit d’un écosystème dédié à la voiture électrique autour des usines de Douai, Maubeuge et Ruitz. Pour atteindre ses objectifs de compétitivité, Renault a regroupé ses usines et ses fournisseurs dans une zone géographique délimitée qui s’apparente à une zone attractive.
Allouer à l’industrie automobile un quota d’énergie décarbonée et bon marché. Cela lui permettra de fabriquer des batteries, de gérer ses « clouds », et d’aider ses clients à rouler « durable ». L’électrification sans électricité décarbonée ne peut pas marcher. Dit autrement, la transition verte passe par l’électrification massive de toute l’économie. Car l’éléphant dans le magasin, c’est la «greenflation », une hausse structurelle des prix des produits vertueux. Les consommateurs ne sont pas prêts à l’accepter. C’est pourquoi il est souhaitable de découpler les prix de l’électricité des cours du gaz. Cela permettra de les stabiliser et de les maintenir à un niveau raisonnable. C’est un enjeu de compétitivité à moyen et long terme. Sans cela, le succès de la voiture électrique sera compromis. Au niveau de l’Europe des 27, le parc des voitures électriques (40 millions d’unités en 2030) exigera la production de 250 TWh d’électricité. Cela représentera un peu moins de 10% de la consommation électrique totale du continent.
Accélérer le développement de voitures autonomes intelligentes et hyperconnectées. C’est la deuxième chaîne de valeur stratégique qui va être mise en œuvre. Si on fait une comparaison avec le téléphone mobile, cela revient à passer d’un vieux Nokia 6510 à un IPhone. Dans les « Software Defined vehicles », l’expérience du consommateur va complètement changer. Les relations de la voiture avec son environnement également. Il est primordial d’assurer une souveraineté européenne sur la technologie des semi-conducteurs, sur celle des infrastructures du cloud ainsi que sur les standards de cybersécurité. Dans ce domaine, une politique de soutien et de stimulation de l’innovation digitale doit être implémentée. Cela passe par des incitations fiscales et des plateformes collaboratives qui vont « nourrir » les entreprises et les startups de l’IA, de la cybersécurité et des autres disciplines digitales. Le développement de la voiture intelligente connectée sera triplement vertueux : il se traduira par une amélioration du trafic, par une réduction de la consommation d’énergie et par moins de morts sur les routes… Grâce à la mise en place de standards communs, en s’inspirant des solutions chinoises, on estime que 70% du contenu technique des voitures, la partie que le consommateur ne voit pas, pourrait être mutualisé entre constructeurs.
Embarquer les populations dans la transition verte en renouant avec les fondements de l’industrie automobile : le développement massif de petites voitures destinées aux usages urbains et à la livraison du dernier kilomètre. En vingt ans le prix moyen des citadines a bondi de 10.000 à 25.000 euros. Et le budget annuel des consommateurs mobilisé pour leur mobilité personnelle (essence, entretien, assurance et taxes) a flambé de 3.500 euros à 10.000 euros. Comme dans le même temps, le salaire moyen n’a progressé que de 37%, les classes moyennes se détournent de la voiture. En Europe, les ventes ont chuté de 13 millions d’unités en 2019 à 9,5 millions en 2023. C’est un fait : rouler tous les jours dans un véhicule électrique qui pèse 2,5 tonnes est un contre-sens écologique. Le problème c’est que les réglementations européennes (sécurité, émissions…) ont impacté négativement la profitabilité du segment des petites voitures. Leurs ventes ont baissé de 40% en vingt ans. La solution c’est de s’inspirer du concept des « kei cars », les citadines japonaises. De sa naissance à la casse, une petite voiture a un impact environnemental inférieur de 75%. Elle peut être vendue 50 % moins cher qu’un modèle de milieu de gamme. Avec un arsenal de mesures très peu coûteuses, on peut inverser rapidement la tendance : leasing sociaux, places de parking gratuites, prix préférentiels de recharge, taux d’intérêt plus bas pour les crédits, incitations pour les jeunes acheteurs, etc…
Mettre en œuvre un new deal entre le secteur public et le secteur privé pour atteindre rapidement la taille critique au niveau de l’Europe. La transition écologique est un sport d’équipe : les industriels européens sont souvent prisonniers des logiques de profit à court terme imposées par les marchés financiers alors qu’ils doivent investir à long terme, mais sans garantie de retour sur investissement. Les Chinois ont réglé le problème en mobilisant toutes les forces, y compris les institutions financières, vers un seul objectif. Les Américains sont les maîtres des écosystèmes (à l’exemple de la Silicon Valley) qui sécurisent des financements pour tous les projets. En Europe, l’approche reste fragmentée entre les différents pays et les différents secteurs industriels ; et nous avons les lois antitrust les plus strictes du monde. La sanction : nous sommes en retard d’une génération dans plusieurs technologies et secteurs économiques. Et la taille des entreprises européennes est moindre en comparaison de celle des géants asiatiques et américains. Nous préconisons donc de lancer 10 grands projets européens dans des domaines stratégiques qui associeront tous les acteurs publics et privés de façon transnationale et transversale. Un modèle existe qui a fait ses preuves : Airbus !
10 projets pour rattraper le retard de l’Europe
1) PROMOUVOIR DES PETITES VOITURES EUROPÉENNES « POP »
L’idée : Favoriser les projets de coopération entre constructeurs pour développer et commercialiser des petites voitures et des petits vans à bas prix fabriqués en Europe. Dans le même temps, encourager les consommateurs à les acheter grâce à des primes et différents avantages comme des places de stationnement réservées et moins chères, des bornes de recharge réservées.
Bénéfices et défis pour l’Europe (13) : réduction de l’empreinte carbone des véhicules urbains : 75% de l’impact CO2, de la fabrication à la destruction, d’une voiture moyenne vendue aujourd’hui ; si toutes les places de stationnement parisiennes étaient dimensionnées pour des petites citadines, le gain d’espace serait équivalent à 55 stades de football à Paris ; amélioration significative de la qualité de l’air dans les villes (une ville sur quatre souffre d’une qualité de l’air très dégradée, 39% des émissions sont provoquées par le trafic routier) ; ce serait une alternative parfaite pour résister à la compétition internationale :les petites voitures sont 20 à 30% moins chères que la moyenne des voitures ; un surplus de croissance pour l’Europe (500 millions d’euros de PIB par an) et plus de 10.000 emplois industriels créés.
2) RÉVOLUTIONNER LA LIVRAISON DU DERNIER KILOMÈTRE
L’idée : Mettre en place un cadre permettant la création d’entreprises européennes spécialisées dans les solutions électrifiées dédiées à la livraison dans la ville. Une coopération serait mise en place entre les constructeurs automobiles et les professionnels de la logistique pour identifier les meilleures options.
Bénéfices et défis pour l’Europe : il s’agit d’une solution clé pour résorber l’impact CO2 du boom du e-commerce : les émissions de CO2 des petits véhicules utilitaires sont estimées à 74 millions de tonnes en Europe. Le marché européen des vans électriques devrait croître de 40% par an d’ici 2030.
3) ACCÉLÉRER LE RENOUVELLEMENT DU PARC AUTOMOBILE
L’idée : Mettre en place un outil européen pour suivre l’évolution du parc de voitures et ses émissions. Un plan Marshall européen destiné à accélérer le renouvellement du parc et, ainsi, à réduire drastiquement les émissions de CO2, pourrait être mis en place. Il s’appuierait sur un fond européen de redistribution proportionnel aux capacités de chaque pays. À l’exemple du plan de relance post-covid. À l’échelle nationale, des incitations à l’achat de voitures électrifiées, neuves ou d’occasion seraient mises en œuvre. Pour être efficace, un tel dispositif devrait s’inscrire sur une durée de dix ans.
Bénéfices et défis pour l’Europe : éliminer 1 million de tonnes de CO2 d’ici 2030. L’objectif de l’Europe est d’effacer 310 millions de tonnes à la même échéance. Mais le retard pris pour y parvenir valoriserait ce résultat.
4) DÉVELOPPER LES INFRASTRUCTURES DE CHARGE ÉLECTRIQUE ET LA TECHNOLOGIE VEHICLES-TO-GRID (V2G)
L’idée : Il revient à la Commission européenne de développer le plan stratégique du réseau européen de charge des véhicules électriques ; de faciliter un déploiement plus rapide des points de charge, ce qui implique la définition d’un schéma directeur ; de mettre en œuvre un cadre qui alloue une énergie décarbonée et bon marché au réseau de charge ; d’allonger la durée des concessions de réseaux de charge pour attirer davantage d’opérateurs, ce qui assurera plus de stabilité au dispositif global ; d’encourager le développement de la technologie Vehicle-to-Grid en définissant des standards communs pour les projets futurs.
Bénéfices et défis pour l’Europe : un réseau dense et simplifié va amplifier l’usage de la voiture électrique. Il faut installer 6,8 millions de bornes de recharge en Europe pour atteindre l’objectif 2030 de baisse de 55% du CO2 émis par les voitures particulières. Cela veut dire changer dramatiquement de rythme : on installe actuellement 2000 bornes par semaine, il faut passer à 14.000 ! Il faudra 184 stations de charge tous les 100 kilomètres de route. On en est encore très loin : aujourd’hui, six pays européens ne disposent d’aucun point de recharge tous les 100 kilomètres, 17 en ont moins de 5 (14). L’investissement total dans la mise en place de ce réseau (public et privé) est chiffré à 280 milliards d’euros si l’on inclut la construction de capacités additionnelles de production d’énergie renouvelable. À noter que, dans un pays comme le Royaume-Uni, la technologie V2G pourrait faire économiser 268 millions d’euros par an en consommation d’électricité d’ici 2030. Généralisée, elle permettrait de mieux gérer les pics de consommation électrique et réduirait ainsi le recours à des énergies souvent plus chères et carbonées.
5) ATTEINDRE LA SOUVERAINETÉ DES APPROVISIONNEMENTS EN MATIÈRES PREMIÈRES CRITIQUES
L’idée : Mettre en place une organisation à l’échelle de l’Europe chargée de sécuriser nos besoins en matières premières sensibles en négociant directement avec les pays producteurs. Une approche qui devrait s’appliquer également à la transformation des matières (hydrométallurgie, recyclage). Établir une diplomatie européenne de la chaîne de valeur destinée à sécuriser les approvisionnements européens en négociant avec certains pays.
Bénéfices et défis pour l’Europe : faire face, dans des conditions tarifaires mieux maîtrisées, aux besoins croissants des constructeurs (une voiture électrique consomme six fois plus de matières critiques qu’une voiture classique). D’ici 2030, seulement 5% des besoins seront assurés par des sources européennes. La Chine contrôle aujourd’hui cette filière (90% de la capacité de raffinage de lithium est en Chine).
6) AUGMENTER LA COMPÉTITIVITÉ DE L’EUROPE DANS LES SEMI-CONDUCTEURS
L’idée : Effectuer un investissement stratégique de R&D pour consolider la position du champion européen (ASML) qui détient un quasi-monopole dans la technologie EUV (Extreme Ultraviolet Lithography). Celle-ci permet de fabriquer des micropuces plus petites et plus puissantes. L’objectif sera de répondre aux besoins des toutes les industries, en particulier l’automobile. L’Europe devrait se servir de ce modèle pour favoriser l’émergence de nouveaux champions des semi-conducteurs. Soit en renforçant les acteurs existants (STMicroelectronics), soit en en créant de nouveaux. Les besoins de l’industrie ne portent pas seulement sur les semi-conducteurs les plus sophistiqués mais aussi sur les semi-conducteurs classiques.
Bénéfices et défis pour l’Europe : les entreprises européennes de semi- conducteurs sont en moyenne sept fois plus petites que leurs concurrentes. Mais les besoins en semi-conducteurs de l’industrie automobile augmentent de façon spectaculaire, ce qui est une opportunité pour elles. À condition de fournir des produits de haute qualité à la durée de vie très longue et zéro défaut.
7) STANDARDISER LE « SOFTWARE DEFINED VEHICLE » (SDV)
L’idée : Créer les conditions pour que les constructeurs automobiles conçoivent des « Software-Defined Vehicles » à des montants raisonnables, en mutualisant certains développements et en définissant des standards. Comme en Chine, les composants cachés pourraient devenir communs aux constructeurs.
Bénéfices et défis pour l’Europe : maîtriser ce qui représentera 40% de la valeur d’un véhicule en 2030. Le marché mondial du software représentera 100 milliards de dollars en 2030. Une coopération entre constructeurs européens permettrait d’atteindre une souveraineté et une compétitivité dans le domaine des technologies embarquées.
8) FAVORISER L’ÉMERGENCE D’UN CHAMPION EUROPÉEN DU MÉTAVERSE INDUSTRIEL
L’idée : L’Europe a déjà atteint un très bon niveau dans les domaines de la production manufacturière, de la R&D ou de la logistique. Il s’agit maintenant de faire un bond en avant vers le 21e siècle avec la standardisation des approches. Comment ? En créant un champion européen du métaverse qui apporterait des solutions aux enjeux de digitalisation des opérations industrielles (design, production, logistique…). Des coopérations pourraient être mises en place entres les constructeurs et les différents acteurs de la tech impliqués dans le cloud, la réalité augmentée, l’intelligence artificielle, l’internet des objets… Ce projet nécessite que les gouvernements orientent leurs dépenses vers les champions européens existants, cela afin de développer un pool de talents, de localiser les infrastructures de cloud en Europe et définir des standards de cybersécurité communs.
Bénéfices et défis pour l’Europe : l’Europe investit cinq fois moins dans la R&D du secteur de la tech que les États-Unis. Du coup, elle attire trois fois moins de fonds que les États-Unis. Alors que les États-Unis et la Chine ont investi massivement dans les technologies destinées aux biens de consommation comme au secteur de la défense, l’Europe doit amplifier son effort. C’est un enjeu de souveraineté, de décarbonation (réduction des émissions de la chaîne d’approvisionnement de 30% sur dix ans) et de compétitivité.
9) UNIFIER LE RECYCLAGE DES BATTERIES
L’idée : Mutualiser la gestion des déchets. Cela en développant les coopérations entre partenaires industriels afin de créer des champions du recyclage dans chaque technologie de batterie. Faciliter le développement des projets de recyclage des batteries. Développer des partenariats en Europe avec les acteurs qui possèdent les technologies, y compris les Chinois.
Bénéfices et défis pour l’Europe : d’ici 2030, la part des véhicules électriques dans les ventes de voitures va passer de 8% à 55%. Dans le même temps, la part de matériaux rares consommés par l’industrie automobile va exploser : elle sera multipliée par 5 pour le cobalt et par 7 pour le lithium. Et on aura besoin de 8 fois plus de nickel qu’aujourd’hui. Chaque année 11 millions de véhicules arrivent en fin de vie. En les recyclant, on peut récupérer assez d’acier pour fabriquer 8 millions de voitures neuves et assez de plastique et de cuivre pour 5 millions de nouvelles voitures.
10) BOOSTER LE POTENTIEL DE L’HYDROGÈNE
L’idée : Adopter une neutralité technologique en ce qui concerne l’hydrogène ; inclure les petites mobilités dans les projets. Développer un master plan identifiant les zones les plus prometteuses et coordonnant les actions à l’échelle de l’Europe. Concentrer les efforts dans les domaines les plus pertinents : corrélation entre les pipelines d’hydrogène et les stations de remplissage (HFS), coordination de l’émergence de hubs de l’hydrogène qui devront être installés près des sources d’énergie verte. Mettre en place des réseaux de distribution de l’hydrogène. Se rapprocher des acheteurs potentiels.
Bénéfices et défis pour l’Europe : les systèmes de motorisation alimentés par l’hydrogène peuvent fournir des autonomies plus grandes. Cette énergie est particulièrement avantageuse pour les poids-lourds et les bus et, d’une façon générale, pour tous les véhicules qui doivent effectuer de très longs parcours. À performance égale, l’hydrogène permet de réduire la taille d’une batterie, donc son poids. Exemple avec le nouveau Master éléctrique de Renault : pour atteindre une autonomie réelle de 500 kilomètres, un double système batterie – pile à hydrogène (type Hyvia) serait deux fois plus léger (775 kilos) qu’une batterie classique (1427 kilos).
CONCLUSION
Les propositions que nous mettons en avant dans ce plaidoyer sont ambitieuses mais concrètes. Elles démontrent que l’industrie automobile européenne peut rapidement devenir la solution face aux défis du continent. Nous sommes conscients que cela nécessite un changement de paradigme. Nous devons maintenant nous inspirer de ce qui se fait mieux ailleurs. Travailler ensemble devient un impératif, entre concurrents comme entre secteurs industriels. Nous sommes prêts à coopérer avec toutes les institutions et parties prenantes concernées pour faire avancer ces idées.